Chaussures

Si l’artiste ne les considère pas comme des natures mortes mais bien comme des portraits - ce dont témoignent les titres -, les œuvres de la série Chaussures brouillent non seulement les catégories artistiques mais redéfinissent aussi les limites sujets/objets. Léo Dorfner opère la disparition de l’être au profit du seul objet qui, par cette absence même, le figure, le symbolise, le « chosifie ». Plus qu’un attribut, les chaussures ici représentées concentrent la présence de la personne, par la frontalité de la pose - les chaussures sont toujours vues de face -, et le format vertical qui est traditionnellement celui du portrait.

Contrairement aux chaussures bien connues peintes par Van Gogh, affaissées, malmenées, indices mêmes d’une vie laborieuse ou misérable, les chaussures semblent ici être de fabrications récentes, pour ne pas dire à la mode, ne donnant aucunes indications sur leurs usages. Soignées et cirées, elles relèvent plus de la parure ou de l’ornement que de la protection. S’il est possible de voir – comme le fait Heidegger dans Chemins qui ne mènent nulle part - dans les plis crasseux des chaussures de Van Gogh, dans les replis de « l’étant-là », la figuration des souffrances des classes populaires, ou plus particulièrement celles de l’artiste, nous avons bien peu de prises sur « l’être » ou les êtres qui seraient présents au travers de ces ballerines, baskets, boots et autres escarpins.

La recherche de l’être derrière – ou dans – l’objet est encore complexifiée par le fonctionnement sériel des œuvres. Les aquarelles mettent en effet le spectateur dans la position d’un consommateur qui, dans un magasin de chaussures, comparerait styles et formes. Par ailleurs, le genre strictement féminin de ces dernières renvoie aussi ces présentations sérielles à un « shoesing » d’aficionada. On imagine aisément les talons vertigineusement inconfortables trônant sur les étagères d’un dressing – trop - rempli – destinés à l’unique contemplation de leur propriétaire. 

Ainsi le peintre met-il le spectateur dans une position ambiguë, lui donnant peu de prise sur les êtres dont il cherche pourtant les signes de l’existence singulière. Vitrines trompeuses de la personnalité, – rien ne nous est précisément révélé – le sujet reste le vide fantomatiques dans lequel s’inscrivent les chaussures. La recherche du sujet s’expose à un échec, ce qui rapproche la démarche de l’artiste d’une posture post-moderniste dans laquelle les objets représentés sont avant tout des marchandises sans profondeur. Comme l’affirme Frederic Jameson dans Le postmodernisme, ou la logique du capitalisme tardif, « le tableau postmoderne ne donne aucune place à l’interprétation du regardeur. »

Cependant, contrairement à cette distanciation absolue assumée par l’art post-moderne, on découvre dans l’œuvre de Léo Dorfner un pinceau patient et attentif à l’objet réel, transformé en objet pictural. La facture, librement précise, s’attachant à rendre avec une justesse délicatement diluée les nuances infinies des cuirs vernis sur lesquels vient jouer la lumière, témoigne du plaisir simple de la contemplation des belles choses, et c’est probablement plus dans ce regard attentif à la beauté des formes et des couleurs qu’il faut chercher le vrai «sujet» de ces œuvres. 


Pauline Daniez
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