Parce qu’à force de prolifération, les images ont aujourd’hui perdu de leur aspérité, devenues aussi lisses que l’espace virtuel de leur diffusion, Léo Dorfner en propose une lecture punk qui dérange les interprétations trop chastes. Sa réappropriation des représentations médiatiques, des icônes publicitaires, des bribes du quotidien et des mèmes visuels dessine une mythologie rock du contemporain aussi incrédule qu’indisciplinée. Par emprunts et citations, par agencement, collage et marquage, il donne forme à des narrations éclatées, souvent absurdes et anachroniques, dans lesquelles PJ Harvey se voit commenter l’histoire de l’art, des statues grecques s’exprimer sur des débats de société et des pin-up de magazine fièrement exhiber leurs tatouages. Porteurs d’un réel potentiel critique, ses déplacements ne sacrifient pour autant jamais l’intérêt esthétique du dessin. Malgré l’impertinence de ses sujets, son travail affiche en effet une dimension indéniablement poétique qui repose sur le goût de l’expérimentation graphique et le soin pris à la composition, au cœur d’un jeu plastique entre la texture du papier, la qualité du trait, la nuance des couleurs et les éventuelles légendes qui les illustrent. Les histoires urbaines auxquelles il nous convie révèlent ainsi la belle impertinence de son regard et la capacité des superpositions d’images à faire sens, envers et contre toute logique.
Dans ses travaux les plus récents, l’artiste isole et combine intuitivement des fragments d’images trouvées sur le net, base d’une narration minimale qui se prête à la libre interprétation du public. Les coupes opérées au cœur des flux numériques permettent ainsi de rediriger l’attention du public pour mettre en scène, sur papier, des associations d’idées à première vue impertinentes. Une femme blessée comme elle se maquille ou une déclaration d’amour-propre renvoyée à une larme de tristesse suffisent à construire une lecture douce-amère des images originelles, dans laquelle le plaisir des yeux est contrarié par la désillusion du sens. L’utilisation de légendes (paroles de rock ou expressions populaires) appuie cette intention iconoclaste en créant des décalages propices à un traitement ironique. L’humour reste en effet pour lui le meilleur remède au pessimisme latent de l’époque. Ses injonctions faussement naïves à la psychologie positive (des appels au plaisir sur affiches fleuries) plaident ainsi pour un hédonisme ambigu, Léo Dorfner affirmant par-là que toute jouissance (esthétique) se paie toujours au prix d’un certain chaos.
Malgré la référence de son travail à ces cultures alternatives et contestataires, Léo Dorfner n’adopte jamais une posture nihiliste face à l’art. Il ne s’agit d’ailleurs pas pour lui de refuser la beauté, bien au contraire, mais de proposer une réévaluation de ses canons, en-dehors de tout académisme. Les tatouages sur photos, pièces signatures de l’artiste, relèvent ainsi d’un geste proprement vandale, par lequel l’artiste s’approprie et souille le corps des pin-up de magazine, ou celui des icônes saintes, comme pour les habiller de nouveaux ornements. Ce caviardage épidermique — qui sature les corps de motifs de chopes de bières, d’insultes, de diamants ou de têtes de mort, soit de tous les codes visuels de la culture rock — semble alors annoncer le crépuscule des anciennes idoles du glamour au profit d’un nouvel ordre esthétique, moins conventionnel. Plus mélancoliques mais non moins subversives, les reproductions en aquarelle de la statuaire antique délogent les héros de leur piédestal pour les renvoyer à une certaine irrévérence, à l’image du buste d’un sage en colère ou du consul Crassus ravalé à son avidité. Associés à des citations brutes et frontales, les augustes visages perdent ainsi leur qualité de sereins vestiges pour épouser un présent plus trouble, teinté de nostalgie, Léo Dorfner célébrant dans ses peintures un éphèbe antique à la peau de marbre ou cherchant à sauver Thésée du fauteuil de l’oubli. Entre la tentation du no future punk et le risque de la tabula rasa dans l’art contemporain, Léo Dorfner plaide in fine pour une économie des images proprement anarchique, qui se défait autant des hiérarchies de valeurs que des chronologies.